Rennes (35000)

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Galerie Art & Essai

Exposition

15.02.18 → 22.03.18
Valentin Carron, Gioia e Polvere

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L’exposition « Gioia e Polvere » présente un ensemble d’œuvres récentes de l’artiste Valentin Carron (né en 1977 à Martigny – Suisse). Elle est organisée en partenariat avec le Musée des beaux-arts de Rennes, qui présente à cette occasion un polder dans ses collections permanentes.

John Cornu : De prime abord, il se dégage de ta pratique une forme d’incertitude ou de décalage, une sorte de surprise et d’irrévérence comme le souligne Olivier Mosset(1). Cette approche hautement improbable est-elle de l’ordre du calcul ou de l’intuition ? En règle générale, cherches-tu à actualiser une idée préalable — le fait de déléguer une grande partie de ta production à des professionnels va dans ce sens — ou est-ce d’avantage l’expérimentation qui dirige ton œuvre ? Les deux peut-être ?

Valentin Carron : Pour moi, il est difficile de séparer le calcul de l’intuition ou vice et versa, ce que je trouve déjà triste en soit. Je délègue surtout ma production pour garder mes mains douces. Je pense que je travaille avec un type de « sentiments », un accent ou encore un arrière-goût si tu veux, et que celui-ci se camoufle derrière différentes formes.

Il n’empêche que certains artistes comme Blinky Palermo ou Helmut Federle s’inscrivent plus dans un registre sensible ou intuitif, dans une tonalité « sentimentale »… D’autres en revanche, comme Sherrie Levine, Joseph Kosuth ou encore François Curlet, opèrent de façon disons plus didactique. Bien que très différents, ces derniers procèdent avec des logiques de compréhension identifiables. Il ne s’agit ni d’un jugement de valeur, ni d’imposer une vision manichéenne des choses, mais juste de comprendre comment tu conjugues des éléments déterminés et d’autres plus aléatoires ou relevant d’une sorte de feeling, d’un « arrière-goût ».

Je pense avoir une attirance presque naturelle mais entretenue pour le désuet, le morbide et l’échec. Je pourrais te dire que les événements les plus glamour dans la région où je vis sont les enterrements, ou encore que ma mère avait toujours une pile de Nouveau Détective à côté de son lit. En parlant de Blinky Palermo, sais-tu que je suis né juste un jour avant sa mort sur l’île de Kurumba le 18 février 1977 ? Alphonse de Lamartine disait que le pathétique seul est infaillible dans l’art(2). Je m’accroche à cette sentence. Pour revenir à ta question je procède comme un architecte qui travaille avec des contraintes (situation du terrain, règlement communaux, contexte environnemental, volonté du maître d’ouvrage, ingénierie, histoire de l’architecture), et qui a finalement très peu de liberté. C’est après avoir sculpté, donc éliminé, une par une ces données cadres et déterminé le peu de liberté qu’il lui reste, qu’il peut y mettre de « l’expression ». Je pense qu’en art le processus est similaire mais que les paramètres sont beaucoup plus nombreux, et pire encore que c’est nous-mêmes qui nous nous les imposons. Je me dois donc de trouver les interstices. Tu connais la chanson de Vasco Rossi La Nostra Relazione(3) ?

Non… ma culture dans ce domaine n’a pas dépassé Umberto Tozzi. Je suis plus connaisseur de chansons françaises à texte (Jean Ferrat, Edith Piaf, Charles Dumont, Léo Ferré, Danielle Darieux, Boris Vian, ou encore Alain Bashung, Renaud Papillon Paravel, Daniel Darc, Brigitte Fontaine, etc.). La liste pourrait être longue. Une question ici : opères-tu des passages entre ton univers culturel musical et ta production artistique ?

Oui absolument. À douze ans, j’ai commencé à faire du skate et tout un univers (le rêve californien) s’est ouvert à moi. Musicalement je suis passé de Mylène Farmer et de Jacques Higelin à ce que l’on appelait du skate punk. Je me souviens avoir mis sur pause les génériques de fin des vidéos de skate pour recopier le nom des groupes que j’entendais sur les runs. C’est de cette façon que j’ai découvert Dinosaur Jr, Black Flag ou Bad Religion. Deux mois après ma rentrée aux Beaux-Arts de Sion, je me souviens avoir vu une couverture d’artpress avec une photo d’une poupée en laine rouge de Mike Kelley. Cette poupée rouge était aussi la couverture de l’album Dirty(4) de Sonic Youth. Depuis, je vois la vallée dans laquelle je vis comme un half-pipe géant.

C’est drôle de voir comment notre génération (celle des quadras actuels) a été marquée par ces formes culturelles. Thrasher, Sonic Youth ou encore The Gun Club sont pour moi des références… J’aimerais ici tenter également un rapprochement entre ton travail et des œuvres littéraires : je repense notamment à cette nouvelle de Jorge Luis Borges, Pierre Ménard, auteur du « Quichotte »(5), car je trouve là une forme d’écho à ta pratique artistique. Certes, il serait simple de rapprocher tes recherches et tes productions de celles d’artistes « citationnistes » ou « appropriationnistes » (Louise Lawler, Elaine Sturtevant, etc), toutefois il me semble que, par le truchement des matériaux et des situations d’expositions, tu opères une forme de geste critique. La notion de critique n’est, ici, pas péjorative. Peux-tu nous décrire un peu les cheminements qui t‘ont amenés à cette attitude de création ?

Je pense avoir une approche naturaliste de ce que l’on pourrait appeler des « appropriations ». Ces formes (bassins, sculptures modernistes etc.) sont là, elles se présentent à moi ou parfois je les cherche. J’essaye à travers elles, en me les appropriant, de rejouer les motivations de leurs auteurs ou de leurs commanditaires, comme le ferait un anthropologue, mais bien sûr cela reste très approximatif. Je ne connaissais pas cette nouvelle de Jorge Luis Borges, mais à la différence de celui-ci je n’utilise pas de prête-nom. À mon propos, je préfère transformer la citation que Tomasi di Lampedusa fait dire à Tancredi dans le film Le Guépard : « il faut que tout change pour que rien ne change », et dire — de façon un peu plus progressiste — « il ne faut rien changer pour que tout change ».

C’est digne de Lao-Tseu ! Cela dit lorsque tu reproduis à l’ « identique » ces bassins, comme c’est le cas de ceux présentés à Art & Essai, il y a bien une sorte d’intérêt ou d’affect de départ. Penses-tu pouvoir expliquer ces attirances ou s’agit-il juste d’une pulsion sans logiques apparentes ?

Je sens une pointe d’ironie dans ta référence à Lao-Tseu, non ? Il y a effectivement un affect au départ : la déception du mensonge liée aux constructions artificielles des identités à travers ces objets soi-disant authentiques, et la perpétuation sans fin de celles-ci. Tout cela pour finir en préjugés ou au mieux en clichés. Le groupe folklorique et patoisant de mon village a, lui aussi, été fondé en 1977. Les costumes ont été créés à ce moment-là, puis les membres du groupe ont commencé à orthographier et à figer une langue qui n’était jusqu’alors que transmise par la parole.

Il me semble qu’une pointe d’ironie socratique ne fait pas de mal si elle est investie de bienveillance… mais dans le fond si on lit la chose suivante :

« Celui qui s’adonne à l’étude

Augmente de jour en jour.

Celui qui se consacre au Tao

Diminue de jour en jour.

Diminue et diminue encore

Pour arriver à ne plus agir.

Par le non-agir

Il n’y a rien qui ne se fasse.

C’est par le non-faire

Que l’on gagne l’univers.

Celui qui veut faire

Ne peut gagner l’univers. »(6)

Il me semble qu’on peut voir là une sorte d’écho… J’ai lu aussi que ta pratique relève de la « sculpture documentaire », et je me souviens t’avoir entendu parler de « take caring » lorsque que tu travailles à partir d’éléments architecturaux du Valais ou de sculptures préexistantes dans l’espace public notamment. Peux-tu nous éclairer sur l’idée de sculpture documentaire, sur l’idée de prendre soin d’un patrimoine ?

La première fois que j’ai entendu l’expression de « take caring » c’était à la télévision, et de la bouche de Martine Aubry pendant les primaires du parti socialiste pour l’élection de 2012. Ce concept — tellement paternaliste finalement — était en soit déjà une appropriation, l’expression étant reprise du domaine médical anglophone. Ce qui me touche dans ces éléments (bassins, éléments architecturaux, sculptures modernes médiocres), à part leurs qualités plastiques, c’est cette manière qu’ont les régions périphériques de se raccrocher désespérément à cette typologie. Ces éléments ne deviennent plus que des « meeting points ». On se retrouve à la fontaine près du cimetière, ou en dessous de la Nana de Niki de Saint Phalle à la gare de Zurich.  Dans un sens je me dis qu’en exfiltrant ou en déplaçant ces objets de leur contexte, en les montrant sèchement nus dans des espaces d’exposition, en prenant le temps et le luxe de les reproduire, que c’est une manière pour moi de leur rendre leurs vérités intrinsèques. Grâce à leurs changements de matérialité, ces derniers ne redeviennent plus que l’image de celle-ci.

Je remarque aussi que tu portes un intérêt et un soin particulier au format « exposition » alors que ta production relève généralement de l’objet. Tu sembles avoir mis en place une boîte à outils ou un vocabulaire plastique capable de s’adapter — au cas par cas — aux situations de mise en vue. Comment cela se passe-t-il lorsque tu abordes un nouveau lieu ? Quelle est ta méthode de travail ?

Je m’efforce d’appliquer le principe KISS (Keep It Simple, Stupid) ou plutôt le principe KISSS (Keep It Simple, Stupid, Sensitive).

Pourtant le choix des pièces et des couleurs apposées sur les murs de l’espace Art & Essai, tout comme les propositions de peintures faites au Musée des Beaux-Arts de Rennes, ne me semblent pas être opérés à la légère… Il en est de même pour Gioia e Polvere, titre que tu as donné à ton exposition, pourrais-tu m’éclairer sur ce dernier ?

Oui bien sûr, je peux t’éclairer : la traque ; Untergeschoss, Erdgeschoss, Obergeschoss, Dachgeschoss ; la mort la nuit novi nihil ; Icaria Speranza ; il nostro rifugio ; il tuo rifugio ; il tuo rifugio, la notte — ton refuge, la nuit ; il tuo rifugio, la tua notte ; ton refuge, ta nuit ; la mort la nuit ; il tuo rifugio e la morte — ton refuge la mort ; la nuit la mort ; le jour la mort ; PROSSIMO COMA ; cane sporco cane randagio ; cane sporco e polvere-chien sale et poussière ; cane e polvere sporchi ; il cane sporco e la polvere — le chien sale et la poussière ; cane sporco polvere — chien sale poussière ; cane sporco e polvere — chien sale et poussière — ALLEGRAMENTE POLVEROSO ; la poussière et la joie ; la polvere e la gioia ; POLVERE E GIOIA ; GIOIA E POLVERE. Je voulais te montrer ici, de manière brute, le développement de la recherche du titre. Mais pour finir GIOIA est le synonyme en italien du titre d’une pièce qui est dans l’exposition Bottle Man (Blithely), et POLVERE est le nom de la couleur RAL 7037 gris poussière que j’ai choisie pour peindre les colonnes de l’espace. Et toi peux-tu me dire pourquoi les plus belles chansons d’amour parlent de rupture ?

Je n’ai pas de réponse… C’est parfois le cas, et là je pense précisément à cette reprise très cathartique de Led Zeppelin, Babe I’m Gonna Leave You(7), qui est un classique. On pourrait aussi évoquer Where The Wild Roses Grow(8) de Nick Cave & The Bad Seeds / Kylie Minogue. Mais il existe aussi des intermédiaires anarchiques avec Hey(9) des Pixies ou l’exact opposé Je t’aime… moi non plus(10) interprétée par Jane Birkin et Serge Gainsbourg. Bref, cela navigue entre dysphorie et euphorie… Quand je lis le développement de ta recherche pour le titre, qui pourrait d’ailleurs passer pour le fragment d’un morceau, je ne peux m’empêcher de me demander si l’écriture poétique est chevillée avec ta pratique. Existe-t-il une vapeur de Lautréamont dans l’ADN de tes productions?

De Lautréamont non, mais de Hubert-Félix Thiéfaine sûrement… Depuis quelques temps je suis fasciné par des groupes français comme Scorpion Violente, Noir Boys George, Ventre De Biche.

J’ai un faible pour Ventre De Biche et cela confirme finalement un peu cette idée d’une alter-culture assez déterminante. Je pense ici au film YP de Karina Bisch et de Nicolas Chardon, présenté dans une des project rooms d’Art & Essai en 2014, dont la bande son n’était autre que le titre Exposition(11) de Charles de Goal. Bref, Il existe pour sûr une certaine porosité entre des références et des apports culturels, même populaires, et l’élaboration d’une approche plastique. Dans ton cas, pourrait-on dire que ta production procède d’une logique autobiographique ? Cette dernière est-elle importante dans la lecture de ton travail ?

Je pense que chaque artiste procède ainsi, je ne vois pas comment cela serait possible autrement. Je me sens parfois plus dans le rôle d’un interprète, d’un traducteur ou d’un chef d’orchestre qui jouerait et/ou ferait rejouer pour la énième fois tels ou tels morceaux, en cherchant à se rapprocher au plus près de la partition d’origine du compositeur, ou au contraire à prendre des libertés. Tiens, je suis en train d’écouter Hallelujah(12) de Jeff Buckley…

Morceau culte et j’entends ton idée d’éternel retour… Pour ma part, je dédie la bande son de Neil Young, pour le film Dead Man(13), en hommage à ton Bottle Man (Blithely).

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1. Olivier Mosset, « Notes sur l’art de Valentin Carron d’après Michael Bracewell et Orson Welles » in Valentin Carron, Catalogue monographique – centre d’art contemporain de Genève, Letzigraben, jrp I ringier, 2006, p. 45-47.

2. Cf. Alphonse de Lamartine, Graziella, Paris, Poche, 1979.

3. La Nostra Relazione est le premier titre de l’album Ma cosa vuoi che sia una canzone de Vasco Rossi sorti en 1978.

4. L’album Dirty du groupe Sonic Youth est sorti en 1992 et a été réédité en version de luxe en 2003.

5. Cf. Jorge Luis Borges, « Pierre Ménard, auteur du “Quichotte”» in Fictions, trad. de l’espagnol par P. Verdevoye, Ibarra et Roger Caillois, nouvelle éd. augmentée, Paris, Gallimard, 1993, Folio 614.

6. Lao-Tseu, Tao-tö king, Paris, Gallimard, nouvelle éd. 2002, Folio, p. 70.

7. Écrite à l’origine par Anne Bredon à la fin des années 1950, la chanson Babe I’m Gonna Leave You, réarrangée par Jimmy Page et Robert Plant, est le second titre du premier album du groupe, Led Zeppelin, sorti le 12 janvier 1969.

8. Where the Wild Roses Grow est le cinquième titre de l’album Murder Ballads de Nick Cave & The Bad Seeds sorti en 1996.

9. Hey est le treizième titre de l’album Doolittle des Pixies sorti en 1989.

10. Je t’aime… moi non plus est le premier titre du 33 tours Jane Birkin – Serge Gainsbourg sorti en 1969.

11. Exposition est le premier titre de l’album Algorythmes de Charles de Goal sorti en 1980.

12. Hallelujah est le sixième titre de l’album Grace de Jeff Buckley sorti en 1994.

13. Dead Man est un album de Neil Young sorti en 1996, et la bande originale issue du film éponyme de Jim Jarmusch.
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Une publication intitulée « Valentin Carron, Gioia e Polvere » paraît à l’occasion de l’exposition – co-édition ART & ESSAI & Musée des Beaux-Arts de Rennes & cultureclub-studio.

Valentin Carron est représenté par kamel mennour, Paris/London et la Galerie Eva Presenhuber, Zurich/New York.

 

 

INFORMATIONS SUPPLÉMENTAIRES

  • https://mba.rennes.fr/
  • Vernissage le 15.02.18 à 18h