Exposition
Les artistes Mathieu Kleyebe Abonnenc, Arthur Gillet, Anna Holveck, et Marianne Mispelaëre entretiennent chacun·e à leur manière un rapport spécifique et personnel à la langue, au langage, à la voix, à la parole, au silence, à l’écoute, qu’ielles traitent comme autant d’éléments politiques, sociaux et éthiques.
Permettre la parole, donner de la voix, rendre visibles celleux que l’on n’entend pas sont autant d’actions qu’ielles mettent en œuvre dans leur pratique artistique, proposant une forme de traduction par l’art.
Le travail de Mathieu Kleyebe Abonnenc, plasticien, chercheur, éditeur, originaire de Guyane dite française, s’inspire de l’œuvre et de la vision écologique et décoloniale de l’auteur guyanien Wilson Harris (1).
Le film Limbé (2), présenté dans l’exposition Les voix, reprend le titre d’un poème de Léon-Gontran Damas, poète guyanais créateur du mouvement de la négritude (3). Limbé est aussi une expression créole, performative, qui permet d’activer les limbes par le langage. Mathieu Kleyebe Abonnenc tente de donner une forme à cet état avec la performance filmée et silencieuse de la danseuse et chorégraphe Betty Tchomanga avec laquelle il collabore régulièrement. Il y évoque la grande tristesse et la profonde mélancolie liée à la mort de sa propre sœur, tout en faisant écho aux réflexions de Wilson Harris sur la danse Limbo. Celle-ci serait une manière d’évoquer, par ses contorsions, les gestes que les esclaves ont inventés pour survivre à la traversée de l’Atlantique à bord des bateaux négriers.
Artiste plasticienne et chanteuse, Anna Holveck explore, à travers les médiums de la vidéo, de la performance et de la composition, les lieux de la voix dans le corps, l’espace et l’image. Elle crée des situations d’écoute immersives se situant à une frontière confuse entre oreille et bouche. Leur procédé, qui se révèle progressivement, implique autant cellui qui produit le son que cellui qui le perçoit.
Pour le vernissage de l’exposition Les voix, Anna Holveck réitère la performance Singin’ in (4) dans laquelle les voix de deux chanteuses lyriques troublent l’identification des sources et provoquent une confusion diégétique. L’installation vidéo et sonore À voix off (5) met en scène une femme aux lèvres immobiles décrite par une voix narrative composée d’un cut up de voix off parlant de femmes ou s’adressant à elles, extraites d’une sélection de films du cinéma hollywoodien des années 1950 (6).
Dans ces deux pièces, les effets de synchronisation se jouent en miroir des liens qui unissent le corps à la voix et le son à l’espace. L’artiste identifie ces distorsions perceptives comme des lieux d’émancipation du corps et de l’écoute. Marianne Mispelaëre s’intéresse depuis 2017 aux modes de communication alternatifs, corporels, invisibles, discrets, etc., « là où le récit existe alors que les mots semblent inadaptés ». Avec La Marseillaise, œuvre initiée dans le cadre d’une commande Nouveaux commanditaires menée entre 2019 et 2022 avec le collège du Vieux Port de Marseille et thankyouforcoming (7) en tant que structure médiatrice, elle met au point avec So-Hyun Bae et Federico Parra Barrios, graphistes et dessinateur·rices de caractères, une typographie permettant d’écrire en français avec tous les alphabets des langues parlées par les collégien·nes. Chacun des trente-huit phonèmes de la langue française est matérialisé par un signe de l’une des langues parlées par les élèves de l’établissement, capable de produire également ce son. Pour ce faire, il faut être plusieurs locuteur·rices de différentes langues pour lire cette typographie chorale, chacun·e apportant ses connaissances pour la prononciation des signes. Ainsi la langue française devient une hôtesse, capable d’accueillir, d’articuler ensemble et de faire coexister des langues présentes sur son territoire.
Arthur Gillet présente dans l’exposition Les voix une œuvre issue de la partie la plus autobiographique de son travail. Il a mené en 2025 à Rennes avec le centre d’art contemporain 40mcube une résidence avec différents publics sourds et CODA (Child Of Deaf Adults – enfants d’adultes sourds) par le biais de ses connaissances dans la communauté des personnes sourdes (car il a grandi à Rennes et sa famille y vit), mais aussi de plusieurs associations et d’établissements scolaires accueillant et travaillant avec ces publics.
La fresque de peinture sur soie de 23 mètres intitulée Tout ce dont vous n’avez jamais entendu parler (8) retrace dans un style pictural proche des primitifs italiens, et notamment de Cristoforo de Predis, peintre sourd du XVe siècle, l’histoire des communautés de personnes en situation de handicap auditif.
Ainsi l’exposition qui réunit les œuvres et les voix de Mathieu Kleyebe Abonnenc, Arthur Gillet, Anna Holveck, et Marianne Mispelaëre est une polyphonie. Elle permet de tendre l’oreille, d’aiguiser l’attention, de voir le silence, de donner formes au langage, d’éclaircir ou de brouiller les voix. Elle appelle à respecter chacune d’entre elles – et toutes les autres.
(1) 1921-2018.
(2) Mathieu Kleyebe Abonnenc, Limbé, 2021, film 16 mm muet transféré, 9’55 ».
(3) Avec Aimé Césaire, Léopold Sédard-Senghor et Paulette et Jeanne Nardal.
(4) Anna Holveck, Singin’in, 2022, performance, 10′. Production : IAC Villeubanne.
(5) Anna Holveck, À voix off, 2024, 12’. Production : Fondation des Artistes, Cnap, IAC Villeurbanne, Théâtre de Privat, Compagnie Anidar.
(6) It’s a Wonderful Life,1947, Franck Capra ; Letter from an Unknown Woman, 1948, Max Ophüls ; The Naked City, 1948, Jules Dassin ; A Letter to Three Wives, 1949, All about Eve, 1950, The Barefoot Contessa, 1954, Joseph L. Mankiewicz ; Seven Year Itch, 1955, Billy Wilder.
(7) Marianne Mispelaëre, La Marseillaise, 2020-2023, réalisée dans le cadre de l’action Nouveaux commanditaires soutenue par la Fondation de France. Médiation et production : thankyouforcoming – Claire Migraine.
(8) Arthur Gillet, Tout ce dont vous n’avez jamais entendu parler, 2024. Production : Institut Français de Berlin.
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