Rennes (35000)

Informations Pratiques

Galerie Art & Essai

Exposition

31.01.20 → 05.03.20
project room : Marc Geneix

Marc Geneix, Pacific patterns (Smog, Daphne Blue, Nightfall), 2016. Acrylique sur caisson mdf, pvc, 10 x 85 x 6 cm chaque. © Marc Geneix

Commissariat : John Cornu

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Cette project room présente un ensemble de productions jamais montrées de l’artiste français Marc Geneix (né en 1975), qui s’inspirent du réservoir médiatique et culturel de la société contemporaine tout en combinant des savoir-faire et des cultures traditionnelles.

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– John Cornu : J’aimerais entamer cet échange en abordant un point très pragmatique à savoir la relation à la technique. Je pense même à une forme de jeu dialogique qui peut s’établir entre l’outil et le matériau. Je me souviens que, lors d’une récente rencontre au Frac Bretagne1, tu expliquais que tu mettais en place des projets qui, par la suite, se vérifiaient par des réalisations physiques. On pourrait reprendre ici les mots de Tim Ingold, et dire qu’il y aurait un modèle mental façonné dans l’imagination de l’architecte avant d’être appliqué à la matière2. Il me semble que tu attaches une grande importance aux savoir-faire et à la pratique d’atelier. Je sais aussi que tu vas te renseigner auprès de professionnels pour acquérir des compétences (en lutherie par exemple). Pourrais-tu donc nous décrire – au regard des œuvres présentées dans cette exposition – les interactions qui s’établissent entre les techniques, les outils, l’atelier et les choix opérés en termes de projets ?

– Marc Geneix : C’est vrai que je travaille un peu comme un artisan, dans le sens où mes projets sont dessinés ou pensés avant d’être réalisés, et que, dans mes travaux récents notamment, j’emploie des techniques précises liées à l’ébénisterie et à la lutherie. Je suis très intéressé par le fait d’ancrer mon travail dans une histoire où formes et pratiques interagissent. Je n’utilise pas une technique pour simplement parvenir à un résultat, mais j’essaie d’exploiter son potentiel de parabole pour l’engager pleinement dans l’œuvre. Mes volumes par exemple, qui sont aussi des caisses de résonance, sont fabriqués selon des procédés de lutherie – aussi bien anciens que contemporains. En les réalisant, je répète des gestes acquis et validés par des siècles d’expériences pratiques, mais aussi de modes, de tendances, qui ont elles-mêmes générées des formes spécifiques, des codes, des savoir-faire, etc. En m’emparant d’un métier, en l’apprenant, en m’en servant, j’use ainsi de sa charge historique comme d’un matériau. J’aime penser qu’une guitare ou un violon, mais c’est aussi le cas d’une enceinte par exemple, est à la fois un objet et un son dans une totale interaction. En d’autres termes, j’aime que la fabrication même de l’objet agisse sur le son qu’il produit, et que le son recherché guide la fabrication de l’objet. C’est une construction mentale très conceptuelle dont la réalité est absolument matérielle et empirique. Ce genre de rapprochements guide beaucoup ma façon de penser mon travail. En tant que plasticien, je ne cherche pas à créer des sons, mais j’utilise le potentiel qu’ont les objets à raconter leur histoire comme une parole, et c’est pourquoi l’image de la caisse de résonance me semble pertinente.

– Benoît Lamy de La Chapelle : Il y a donc un rapport évident avec la musique dans tes œuvres, sans oublier que tu as pu être toi-même musicien. Les codes liés au monde de la musique transpirent de tes productions, que ce soit dans tes toutes premières pièces, le pull tricoté Sonic Youth (2002), ou dans tes dernières « sculptures instruments ». C’est à première vue le rock ou le blues que l’on pourrait imaginer s’extraire des volumes. Pourtant, leur aspect totémique voire chamanique, pourrait également nous emmener vers d’autres types de cultures musicales…

– MG : Le monde de la musique a toujours constitué pour moi un réservoir important de codes et d’images. La musique traverse le temps. Elle est présente dans toutes les sociétés et a toujours une fonction précise. Bien que cela n’ait pas toujours été le cas, je peux dire aujourd’hui que c’est la plateforme depuis laquelle je travaille. Plus généralement, je m’intéresse beaucoup aux cultures populaires car elles sont génératrices d’énormément d’icônes, de légendes et de mythes que je peux utiliser. Ce sont pour moi des matériaux. C’était déjà le cas pour Sonic Youth3 qui est effectivement une de mes premières pièces. L’idée était de rapprocher le nom du groupe et le merchandising, à la confection unique et laborieuse d’un pull en laine tricoté main. Les cultures « savantes » aussi ont générées beaucoup de formes, on le voit bien dans la confection d’un luth par exemple, ou d’un clavecin, dans son ornementation, son rapport avec les codes architecturaux ou religieux de l’époque, etc. Je suis aussi touché par le caractère transcendantal de la musique – quelle qu’elle soit – et par les formes qu’elle produit. La musique sert toujours une célébration. Il est aisé – c’est presque un poncif – de comparer la transe d’un concert de rock ou d’une fête électro, aux rituels indiens ou aux derviches tourneurs. Mes sculptures en forme de totem par exemple – qui ressemblent à des enceintes hifi – ont pour référence ces grandes fêtes d’appartement organisées par des puristes du son4. La danse et la fête y sont érigées au rang de façon de vivre, c’est quelque chose de très communautaire, d’hyper occidental, d’hyper urbain, et en même temps de complètement connecté à des formes relevant de cultures primitives. Par jeu, j’essaie ainsi de rapprocher ces différentes cultures, histoires et formes, de faire qu’elles s’entrechoquent et qu’elles se marient. De ce point de vue, si je ne crois pas qu’il y ait de musiques particulières qui s’échappent de mes sculptures,  je pense en revanche qu’elles diffusent un « son » composé de petits bouts de cultures assemblés, de savoir-faire, de formes iconiques, de choses prélevées dans différentes histoires.

– JC : Tu nous éclaires ici sur ta manière de voir les choses mais pouvons-nous réellement mettre sur le même plan la dimension cathartique de la musique, et l’activité plus contemplative d’une visite d’exposition composée d’objets aussi virtuoses soient-ils ? En d’autres termes, comment modélises-tu dans cet entre-deux – expérience vs réification – la trajectoire sensible et intelligible que tu proposes au visiteur ? Art as experience5 nous disait John Dewey… Ces questions ontologiques ne sont pas forcément évidentes.

– MG : Je réagis d’abord rapidement sur le mot virtuose, qui est un mot fort s’il m’est destiné. Mon travail est en réalité plein d’approximations et de ratés bien que l’ensemble présente un aspect plutôt fini. Cela s’explique par le fait que je joue un jeu – celui d’endosser l’habit de l’orfèvre par exemple – et que j’essaie d’être techniquement méticuleux par respect pour le travail, bien qu’il m’arrive de tricher en employant des techniques numériques. Toutefois je ne suis pas artisan ni compagnon, et je n’ai pas suivi de formation qui me permette de maitriser parfaitement les techniques : les ratés et approximations, que l’on peut observer dans mon travail, rendent donc paradoxalement justice aux métiers que je convoque et qui demandent – pour être maîtrisé parfaitement – un long temps d’apprentissage.

Pour en revenir à ta question, c’est un point qui peut soulever une ambiguïté, surtout par rapport à l’analogie de certaines de mes pièces avec des instruments de musique. Mais ces analogies sont formelles et empruntent à une pluralité de cultures et de langages iconiques. Si mon champ d’investigation est évidemment la musique, j’y entre par la porte iconographique, et non par celle du sonore. C’est une base à partir de laquelle je tisse des associations d’idées, des rapprochements sémantiques… Je ne convoque pas directement l’expérience d’une musique comme d’autres artistes ont pu faire d’un concert ou d’une soirée historique6 par exemple ; je travaille par additions de formes. D’une certaine façon, je m’intéresse plus aux cultures à travers la musique qu’à la musique en soi. En ce sens, il y a beaucoup de citations dans mon travail. Certains détails formels ou certains titres sont clairement empruntés à l’histoire de la musique, des métiers, de l’art, etc. D’autres choses ne sont pas ouvertement citées, mais plus suggérées par la convocation de la mémoire collective par exemple. Les techniques employées, les références, les possibles associations d’idées… il y a bien sûr toujours plusieurs niveaux de lecture au sein d’une exposition, et cela fonctionne avec des allers-retours entre le détail et l’ensemble. Le détail – qui comme tu le dis – convoque plus l’expérience sensorielle, parce qu’il y a la façon, l’intelligence de la main comme la décrit Richard Sennett7, et que l’on est dans le sensible ; et l’ensemble, dans lequel les idées apparaissent et les liens se font, et dans lequel on peut réifier mentalement des objets. On navigue constamment entre les deux, mais j’imagine que c’est la manière la plus naturelle pour cheminer dans une exposition.

– JC : Je me permets une question commune étant donné que Benoît est critique et commissaire d’exposition8, et que Marc a certes une activité d’artiste mais a aussi participé à de nombreuses entreprises curatoriales et éditoriales9. Je m’interroge depuis longtemps sur le seuil d’intégrité du format « œuvre d’art » et celui du format « exposition ». Les travaux de Gérard Genette10 déconstruisent et clarifient assez bien ce problème, même si cette question est de nouveau posée par la figure du curator/curatrice. Boris Groys nous dit, par exemple, que de nos jours, il n’existe plus de différence « ontologique » entre faire de l’art et exposer de l’art11. Si Groys affine ce postulat au fur et à mesure de sa réflexion, il m’intéresse d’appréhender vos compréhensions au regard de vos activités respectives. La question est donc multiple. Comment vivez-vous la partition artiste/curator en termes de micro pouvoirs ? L’artiste doit-il laisser du terrain au curator ou à la curatrice quant à la création des œuvres et à leur mise en exposition globale ? Comment envisagez-vous ce « take caring » de l’artiste ? Peut-il passer par une approche vertueuse ? Sur quels critères ?

– BLdLC : Pour ma part, ma méthode reste somme toute très classique et ne rentre pas vraiment dans le débat de l’artiste/curateur ou du curateur/auteur. J’estime que ma pratique du commissariat consiste à choisir des artistes à partir de certains critères, de manière cohérente par rapport à la programmation globale du lieu d’exposition, de les accompagner dans leur projet, de leur mettre à disposition un budget correct, un lieu intéressant, des moyens techniques, une équipe compétente et de les payer. Je les laisse faire, tout en restant disponible pour les conseiller et discuter de leur projet (et de ses limites), je me mets en retrait tout en leur soumettant des idées. D’après mon expérience, certes encore jeune, les artistes sont souvent ennuyés par les curateurs trop intrusifs. Ma méthode n’est pas aussi créative qu’un curateur/auteur, je ne signe d’ailleurs jamais les expositions monographiques que j’organise, d’ailleurs, avec mon équipe. Mais puisqu’il s’agit surtout de parler de Marc ici, je dirais qu’il n’a pas eu non plus cette pratique d’artiste/curateur dans le sens où il a dû mettre son travail d’artiste de côté pendant au moins quatre ans pour s’occuper de la direction artistique de son lieu, ce pourquoi il a mis un terme à cette activité. Je pense qu’il n’est pas souvent aisé de faire coïncider ces deux pratiques à moins qu’elle ne soit inhérente à la démarche de l’artiste, et encore… Selon moi, le fond de la démarche de Marc est plutôt éloigné de ces questionnements bien qu’un artiste soit toujours le curateur de ses expositions. Il me semble qu’une fois disposées dans l’espace, les sculptures de Marc ne dirigent pas l’attention vers leur environnement spatial ou contextuel (à la manière du minimalisme historique) mais davantage vers elles-mêmes, voir à l’intérieur d’elles-mêmes parfois, grâce aux « ouïes » par exemple. Si certaines s’apprécient en surface, et laissent littéralement glisser le regard, d’autres invitent le regard à pénétrer dedans.

– MG : Je n’ai pas vraiment de vision générique sur cette question. Il y a aujourd’hui des commissaires qui signent des expositions, peut-être certains réunissent-ils des objets qui ne sont plus forcément des œuvres d’artistes. Dans mon cas, s’il a pu m’arriver de créer des scénographies en tant que commissaire pour In extenso12 – et ce à la toute fin d’ailleurs –, je ne me suis pour autant jamais vraiment considéré comme commissaire, et il me semble que j’ai, malgré tout, toujours travaillé depuis la position de l’artiste. Par ailleurs, il est vrai que mon expérience associative, la pratique de la musique aussi peut-être, font que je suis plutôt à l’aise avec les interférences, les changements de position, le dialogue, même si je mène aujourd’hui mon travail d’artiste d’une manière assez conventionnelle.

– JC : Je reviens ici à la question précédente car j’aimerais que nous nous focalisions sur ta position d’artiste au regard du curateur.rice. Comment appréhendes-tu cette relation avec un ou une commissaire en termes de contrainte et d’accompagnement ?

– MG : Pour moi cela ne peut pas être une contrainte car, comme je l’ai dit précédemment, j’apprécie l’idée de groupe, d’une œuvre réalisée en commun, c’est un peu mon ADN. D’autre part, concernant mon travail, il y a encore tant de questions en suspens que l’apport d’une expérience autre m’enthousiasme plus que cela ne m’embarrasse. C’est aussi intéressant de travailler avec celui ou celle qui connait l’espace et les expositions passées. Il y a des attentes et des désirs… Qu’est-ce qui n’a pas encore été fait dans ce lieu, quelle idée n’a pas encore été traitée… Pour cette exposition à la Galerie Art & Essai par exemple, il est clair que The Beginning est une pièce directement issue de nos conversations autour du contexte et du lieu. Avec ce grand rideau de scène, j’ai réagi à des idées que tu me soumettais, de plus, et cela m’a permis de lier les deux espaces qui me sont dédiés.

– JC : Lorsque je regarde ta production – celle qui est visible sur ton portfolio – j’ai la sensation qu’il y a un glissement entre une attitude un peu « punk » – Benoît évoquait la pièce Sonic Youth – et des réalisations plus nettes, plus « slick ». Est-ce une interprétation de ma part, ou cela fait-il partie d’une forme d’évolution plus ou moins conscientisée dans ta pratique ?

– MG : Étudiant, je fréquentais beaucoup les petites salles de concert et les lieux alternatifs. J’ai fait des petits films autour de la musique, le film d’une tournée, un film militant sur la fermeture d’un lieu, etc. Tout ce qui tournait autour de la culture alternative m’intéressait beaucoup. Tout cela a forcément ruisselé dans mes premiers travaux, le pull Sonic Youth, ou VideoDrum où l’on voit un personnage masqué se déchaîner sur une batterie. Mais au-delà de la musique, ce qui m’intéressait c’était les images mythiques, cultes, les figures sorties de l’Histoire populaire ou des médias. J’ai utilisé, par exemple, la figure du cow-boy dans plusieurs vidéos13. Ces premiers travaux étaient assez rugueux, je faisais aussi des découpages dans des journaux ou dans des séquences de films pour faire des boucles des jeux de sens, il est vrai que beaucoup de ces pièces relevaient du bricolage. Aujourd’hui ma pratique s’est cristallisée autour du fait de travailler à partir de codes iconographiques prélevés dans différentes cultures, populaires, savantes, et adaptés au sein d’objets relevant de la culture musicale. La fabrication de mes sculptures, notamment, nécessite l’emploi d’un savoir-faire particulier. C’est un élément nouveau et désormais important dans mon travail. Je l’intègre comme un outil mais aussi comme un matériau, dans le sens où l’histoire qu’il transporte agit sur la résonance du travail. D’autre part, le rapport au faire qu’il suppose m’a permis de faire évoluer ma pratique et le caractère de mes pièces. J’ai appris les bases – je complète là ma réponse à ta première question – en allant visiter des ateliers, en discutant – ou correspondant par email – avec des luthiers, en suivant des tutos sur Youtube, etc. Ce fut le cas notamment lors de la fabrication de Expressway to your skull, qui est par ailleurs la seule sculpture que j’ai réalisée et qui soit aussi, potentiellement, un instrument. Je suis rentré d’une certaine manière dans une forme de culture d’un savoir-faire qui, lui-même, m’a apporté de nouveaux matériaux, de nouvelles matières, de nouvelles formes à traiter. Cela a beaucoup modifié mon attitude, la façon dont j’envisage mon travail, le souci du détail, la maitrise, mais cela va bien au-delà. C’est aussi une posture que je revendique : « le faire » fait, pour moi, beaucoup écho à la culture de l’artisanat que défend Richard Sennett14 en tant que modèle vertueux de travail, et comme chaînon manquant entre pratique et théorie, une thèse selon laquelle « faire, c’est penser ».

– BLdLC : Cette exposition arrive après quelques années de travail à l’atelier et présente certaines œuvres pour la première fois. Comment as-tu choisi d’exposer cette sélection de pièces et que cherches-tu à exprimer à travers cette nouvelle présentation ?

– MG : Il s’agit surtout de montrer une continuité dans un travail qui a maintenant quelques années, mais dont les pièces n’avaient pas encore été montrées. En fait, l’exposition est un mix entre des productions très récentes et un peu plus anciennes. Pour les pièces anciennes, Black Black a été réalisée en 2015, Burn est une peinture de 2016, et Expressway to your skull est datée de 2017. Il y a eu un gap de deux/trois ans entre Expressway et mes toutes dernières pièces car j’ai pris du temps pour réaliser d’autres projets personnels. Durant ce laps, j’ai néanmoins beaucoup pensé mon travail, et cette exposition me permet aussi de vérifier le potentiel de ces pièces et les futures pistes à emprunter. Tant que les pièces restent dans l’atelier et qu’elles ne sont pas présentées ou exposées, certaines questions restent en suspens, notamment en ce qui concerne leur statut. Par exemple les pièces de la série Conjonctions ou les peintures sont destinées à être montrées au mur, mais leur qualité d’objet (sculptures ? volumes ?) me demande de réfléchir à un mode d’accrochage qui ne soit pas forcément celui d’un tableau. Comme un objet ou comme une sculpture, il s’agit alors de les poser sur un support, mais alors quel support ? et quel statut lui donner ? J’ai dû imaginer des solutions. Ce sont des problèmes qui sont moins liés aux œuvres qu’à leur exposition. De façon plus large, il y a dans l’ensemble de mon travail beaucoup de jeux de dualités et de dichotomies, voire d’antagonismes. On peut trouver ainsi des jeux d’échelles (et cela touche également au statut des objets) entre une dimension humaine – celle de la maison – et des références discrètes à l’univers même si il y a dans les deux cas l’idée d’un cosmos, je pense à Gaston Bachelard qui dans La poétique de l’espace15 nous montre combien la maison est notre premier univers… Expressway est, par exemple, en même temps l’agrandissement d’une possible guitare en forme de fusée et la maquette architecturale d’une cathédrale. La volonté est ici de condenser deux idées en apparence antagoniques dans un seul objet, bien que les deux soient aussi mues par l’idée pragmatique ou symbolique de s’élever. Cette sculpture tente donc de faire le lien entre deux échelles, celle de l’espace et celle du corps16.

Certains jeux sur les formes et les matières renvoient aussi à des identités doubles. Dans la série Conjonctions, il y a une analogie entre des motifs issus de différentes cultures et des effets de rapprochement d’objets célestes qu’on appelle justement en astronomie des « conjonctions » (les éclipses en font partie par exemple). Ce jeu sur la sémantique des mots et des formes a toujours fait partie de ma façon de travailler. Dans ces pièces-là, les veines du bois imitent d’ailleurs très bien le dessin géologique des astres vus de loin, ou du moins de l’idée que l’on peut s’en faire.

C’est un peu la même chose pour la série Interiors. Ce sont des sculptures en forme de totems, elles se présentent comme des empilements d’enceintes hifi en placage bois. Leur forme et leur matière font vraiment référence à la sphère privée, parce que l’on a l’habitude de les voir dans des appartements, le placage bois est un matériau qui évoque l’intérieur chaleureux d’un lieu de vie. D’une manière paradoxale, et sans jamais perdre cette identité/qualité d’intérieur/intériorité, le fait de montrer ces enceintes nues et empilées renvoie à des sculptures d’idoles, le placage redevenant métaphoriquement le bois de la sculpture primitive. Je trouve d’ailleurs qu’une enceinte vide à quelque chose de très brut, de très primitif. Comme je l’ai un peu évoqué au début, ces sculptures appellent implicitement l’idée de la fête et de la danse à travers les cultures.

– BLdLC : Le titre de ta sculpture hybride, à la fois guitare rock métal et cathédrale gothique, Expressway to your skull (2017) évoque des titres classiques du rock tels que Highway Star de Deep Purple, Stairway to Heaven de Led Zeppelin ou encore Highway to Hell de AC/DC. Il y a à chaque fois dans ces chansons une puissance ascendante, presque platonicienne et donc transcendantale, de la même manière que les cathédrales gothiques étaient à l’origine prévues pour diriger les âmes des fidèles vers le ciel, grâce à leur hauteur et leur diaphanéité. Comme semble le montrer Dan Graham dans Rock my religion (1983-1984), poursuis-tu ce regard sur les rapports entre rock et culture populaire, et la manière dont ils tendent à remplacer la présence du divin depuis les années 60 dans nos sociétés ?

– MG : Oui, le frottement qui existe entre rock, culture populaire, et croyances m’intéresse, et je m’en sers dans mes pièces. Toutefois, le traitement que j’en fais passe davantage à travers les objets – instruments, enceintes, rideaux de scène – qu’à travers la musique elle-même. Cela crée une sorte de distanciation par rapport à l’approche très cathartique de Dan Graham – pour reprendre le terme employé par John – même si les questions restent proches. De maniere pragmatique, je joue avec des codes symboliques, je les colle les uns aux autres sans hiérarchie, j’intercale des références à la cosmologie, à la nature avec l’idée de faire dialoguer une cathédrale, un totem, des rosaces, des plantes et un coucher de soleil.

1. Rencontre menée dans le cadre du séminaire Contacts (Université Rennes 2 / Frac Bretagne) : https://www.fracbretagne.fr/seminaire-contacts-john-cornu-rennes-2-2019/

2. Tim Ingold, Marcher avec les dragons, Bruxelles, Zones sensibles, 2013, p. 275.

3. Sonic Youth, 2002 – Pull en laine tricoté (remerciements à C. Frison et J. Taub).

4. David Mancuso. The Loft, New-York, fin 1970/début 1980.

5. Cf. John Dewey, Œuvres philosophiques, t. 3 : L’art comme expérience, traduit de l’américain par Jean-Pierre Cometti, Christophe Domino, Fabienne Gaspari et al., Pau-Paris, Publications de l’Université de Pau / Farrago, 2005.

6. Je pense notamment à la vidéo Last Night de Martin Beck (2016), présentée au Frac Lorraine en 2017.

7. Cf. Richard Sennett, Ce que sait la main – la culture de l’artisanat, Paris, Albin Michel, 2008.

8. Benoit Lamy de la Chapelle est actuellement le directeur du Centre d’art contemporain – la synagogue de Delme.

9. Je pense à la programmation de In extenso à Clermont-Ferrand et de La belle revue qui lui est associée : https://labellerevue.org/ (page consultée le 05-01-2020)

10. Cf. Gérard Genette dans L’Œuvre de l’art, t.1 : Immanence et transcendance, Paris, Éditions du Seuil, 1994. Gérard Genette, L’Œuvre de l’art, t. 2 : La relation esthétique, Paris, Éditions du Seuil, 1997.

11. Boris Groys, En public, poétique de l’auto design, Presse Universitaire de France, Paris, 2015, p.56.

12. La nuit nous verrons clair, La station, Nice, mars 2013 ; et Du clocher on voit la mer, Petirama, Documents d’artiste, Marseille, sept. 2013.

13. Même pas mort, 2006 – vidéo et néon, et Never ending Western, 2007 – boucle vidéo.

14. Cf. Richard Sennett, Ce que sait la main – la culture de l’artisanat, op. cit.

15. Cf. Gaston Bachelard, La poétique de l’espace, Paris, Presse Universitaires de France, 2001.

16. Elle est aussi la double citation de deux œuvres de deux époques radicalement différentes. Son titre est un emprunt au morceau éponyme du groupe Sonic Youth (Evol, SST/Blast First, 1986) et quelques uns de ces détails sont tirés du tableau Les Ambassadeurs de Hans Holbein le jeune de 1516, dans lequel un luth est entre autres posé à côté d’un crâne anamorphosé.

 

INFORMATIONS SUPPLÉMENTAIRES

  • www.marcgeneix.com
  • Vernissage le 30.01.20 à 18h